Les élections présidentielles arrivant , la droite parlementaire bachote les thèmes des
valeurs. Claude Guéant par ces propos sur l'inégalité des civilisations veut être le premier de la classe . Connaît-il la méthode de Jean Ousset appliquée à la comparaison des
civilisations ?
«Que de degrés, écrivait déjà Delacroix, dans ce qu'on est convenu d'appeler la civilisation, combien de degrés entre les Patagons et un homme comme il y en a quelques-uns qui résument tout ce que la culture morale et intellectuelle peut ajouter à une heureuse nature.
On peut dire que plus des trois quarts du globe se trouvent dans la barbarie, le plus ou le moins fait toute la différence».(...)
Ce qui fait l'objet de la méthode que nous suggérons c'est de montrer la très nette « différence» de ces «plus » et
de ces «moins». (...) il n'est guère d'exhumations de poteries, de ruines, d'ustensiles
domestiques (...) qui ne deviennent l'occasion de mises en demeure d'avoir
à reconnaître dans ces débris toutes les marques
de civilisations comparables à la nôtre. Or c'est en cela, précisément, que réside le coup de bluff! Et c'est là que doit porter la contre-expertise minutieuse,
selon la méthode des comparaisons quantitatives.
En conséquence. et en nous gardant bien de recourir à des jugements de valeur que le scepticisme contemporain récuse a priori.
Qu’on se contente d'inventorier honnêtement, froidement, strictement ce qui peut être mis en balance de part et d'autre.
Et sans qu'il soit question, surtout, de ménager notre admiration à ce qui la mérite, quels qu'en soient les lieux, les climats, les pays. Autant dire : pas question d'ergoter ou de refuser notre émerveillement, par exemple, au Taj-Mahal d'Agra, cet éblouissant chef-d’œuvre de l'Inde.
Pas question d'un refus de célébrer l'Alhambra des princes maures de Grenade, ni la
mosquée d'Omar, (...).
Car ce n'est pas en méprisant ce qui n'est pas de nous que la grandeur de ce qui est nôtre se trouvera plus digne
d'être célébrée!
Au pays des aveugles les borgnes auraient-ils plus de mérite à se proclamer rois?
Notre intérêt est donc aussi clair que le devoir : être les plus objectifs possible. C'est l'esprit même de la méthode.
(...)
Epanouissement en tout
Au chapitre des civilisations, cela signifie que sans méconnaître le mérite, la valeur de nombreux sommets, les civilisations furent et demeurent rares où, depuis les choses de l'esprit jusqu'à celles des réalisations
matérielles les plus sophistiquées ou les plus humbles, la gamme des réalisations intermédiaires possibles
soit aussi bien remplie.
En conséquence la formule consiste, comme en un tableau de colonnes parallèles, à énumérer tout ce qui
peut être considéré comme réalisations intéressantes de l'homme vivant en société.
Liste impossible à rédiger entièrement (...) Sans aucun doute! Mais qui, sans qu'elle atteigne cette perfection et pour peu qu'on ait recours à la table analytique d'une encyclopédie normale, peut être
suffisamment
évocatrice...
Car on a tôt fait de constater qu'en face de cette liste, elles sont très rares les civilisations qui peuvent porter à leur actif des réalisations correspondant
aux divers litres de cette colonne encyclopédique.
Voire! (...)
on a tôt fait de constater que c'est bien »dans le sillage de l'Eglise que tout a fleuri (...)
Exemple de ces civilisations anciennes, si souvent prestigieuses, mais qui n'en furent pas moins entachées gravement,
non par des bavures imputables à la seule fragilité, à la seule malice des individus, mais entachées, «institutionnellement»,, par dessacrifices humains, par l'esclavage, par la condition odieuse des femmes, etc.
Comme la différence est écrasante dès que, par «méthode de comparaison», on tourne les yeux vers les civilisations chrétiennes; dès que par »méthode de comparaison » on se fait un devoir de répondre aux questions suivantes :
Au plan des choses de l'âme et de l'esprit quels furent les sages, les héros et les saints des civilisations envisagées ?
Quels furent leur rayonnement, leur influence, ce qui en demeure? Quels furent leurs penseurs, leurs poètes?
Quels furent leurs écrivains, leurs artistes? Quels furent leurs savants, leurs inventeurs? Quels furent leurs pionniers, leurs découvreurs de monde?
Quels furent leurs architectes, leurs monuments? Quel fut le renouvèlement de leurs styles?
Quelles furent leurs mœurs? Quelles furent leurs institutions'? Quelles furent leurs lois?
Quel y fut l'honneur?
Quels furent l'héroïsme, la sagesse, la prudence, la noble humanité de leurs politiques?
Quels y furent le sens et la place de la femme? Quel y fut l'amour? Quelles y furent la politesse, la courtoisie, la tenue?
Quels y furent le sens de l'homme et le respect du «droit des gens»? Jusque dans la guerre! Quels y furent la sagesse et les efforts pour humaniser, non en paroles mais en fait, les heurts entre belligérants?Quel y fut l'esprit chevaleresque?
Quelles y furent les institutions éducatrices de l'ensemble du peuple? Les plus humbles furent-ils instruits,
éduqués, soutenus, soignés? Quelles y furent les œuvres de miséricorde, tant spirituelles que corporelles? Quelles y furent les écoles?
Quel y fut le niveau des études? Quels y furent les hospices, les refuges, les hôpitaux, les œuvres d'assistance ?
Quel y fut le développement des classes moyennes, signe particulièrement net de l'heureux développement d'une société?
Quels y furent le goût et le degré du savoir dans les disciplines les plus harmonieusement variées? Quel y fut le sens du beau?
Et ce jusque dans les provinces les plus reculées? Si tout fut admirable au château qu'en fut-il alentour?
Ces civilisations eurent-elles non leurs pauvres (toutes en eurent et en auront) mais leurs «prolétaires», leurs «parias», leurs institutionnellement exclus, leurs «vaches sacrées»?
Quels y furent la valeur, la. classe, l'élégance, le raffinement des danses et des chansons?
Quels y furent les costumes, les modes, les façons de se vêtir? Voire! quelle y fut la façon de se nourrir, de manger et de boire, de se tenir à table?
Quels furent l'artisanat, l'industrie, le commerce, l'honnêteté des marchandises, la probité de la concurrence et du non-plagiat économique?
Quelle fut l'ordonnance des villes'? Quel fut l'état des campagnes, celui des routes et la sûreté des communications?
Quelle y fut la marine? Quelle y fut l'agriculture? Et coetera...! Et coetera!
On voit quelle peut être la longueur de cette liste, puisque ce que nous venons d'évoquer (dont la longueur aura sans doute lassé le lecteur) n'est qu'une proposition, extrêmement sommaire, de ce qui pourrait être beaucoup plus détaillé.(...)
Il est grand temps de passer à l'argument suivant. Epanouissement pour tous!
Car si la civilisation est le chef-d'oeuvre collectif des hommes vivant en société, il est juste que les bienfaits de cette civilisation profitent à l'ensemble des hommes composant la société envisagée. Donc les civilisations ne sont pas aussi harmonieuses qu'on les dit qui, malgré peut-être d'admirables réalisations, n'en sont pas moins connues pour avoir laissé, ou pour laisser encore croupir dans la crasse, dans l'abandon,
dans l'ignorance, dans l'esclavage avoué ou tacite, dans un complet dénuement
spirituel, culturel, matériel, une très grande partie de la population; une élite combien restreinte parfois, profitant seule
de ce que nous trouvons admirable dans ces prétendues civilisations.
Epanouissement partout
Car la civilisation n'est pas harmonieuse, car la civilisation ne répond pas à sa fin qui laisse en friche des régions entières. Autrement dit, il importe que l'ensemble du territoire soit le témoin, sinon le bénéficiaire de l'œuvre civilisatrice de la communauté.
Et non pas seulement quelques provinces privilégiées, capitales ou
régions urbaines plus importantes.
Ce qui fait que telle petite église de village, tels patelins adorables (comme il en existe tant chez nous) tel style campagnard peuvent être une preuve très sûre de l'excellence d'une civilisation. Car cette prolifération du beau jusque dans les moindres recoins d'un pays ne peut pas ne pas être le signe d'une profonde
communauté des esprits et des cœurs, chef-d’œuvre par excellence l'ordre humain.
Epanouissement toujours
Sinon : épanouissement durable. Epanouissement assez développé ou maintenu dans le temps.
Car il n'est pas rare d'entendre dire que tant d'années ou de siècles avant une découverte, avant des réalisations prestigieuses, tels hommes, tels peuples en tels pays les avaient faites ou entreprises. Ce qui, bien sûr, vaut d'être rappelé et célébré!
Et ce qui, pourtant, peut ne pas prouver grand chose. Parce que ces réalisations, précisément, ces découvertes furent comme fortuites, sans lendemains. Et que, par là, elles ne sont pas une très bonne preuve de civilisation. Puisque la société (autant dire :
ce par quoi les hommes se survivent)...; puisque la société qui les a vus naître est restée incapable d'en maintenir, d'en perpétuer le bienfait.
Cas, bien connu, de ces pays où une population ignare et misérable vit au milieu de ruines somptueuses, que des milliers d'étrangers viennent visiter, niais que les autochtones sont incapables de comprendre, d'admirer. Œuvre civilisatrice, par contre, de ces papes qui ne craignirent pas de sauver, de rassembler dans leurs bibliothèques ou
leurs musées les chefs-d’œuvre d'un paganisme dont pourtant, ils récusaient l'esprit.
«En tout, pour tous, partout, toujours». Exemple d'une formule de comparaison quantitative, particulièrement intéressante .
(paru dans Permanences numéro 178)